Vu le 17 octobre
2003
Les plus cultivés
d'entre vous ont peut-être déjà lu un bouquin avant son adaptation au cinéma,
défiant ainsi la célèbre locution : « j'attendrai
qu'il sorte en vidéo. » Je ne peux qu'encourager cette pratique qui
consiste à commencer par le commencement, c'est-à-dire lire Crichton avant
d'aller voir Jurassic Park, lire Boulle avant de ne pas aller voir La
Planète des singes, lire Fielding avant de louer Le Journal de Bridget
Jones, feuilleter Tolkien en diagonale en sautant les pages chiantes avant
d'aller voir Le Seigneur des anneaux, etc.
Sans vouloir faire
mon vieux réac (je ne nie pas qu'une œuvre cinématographique puisse rendre
convenablement hommage à son prédécesseur papier, et même parfois le magnifier :
après tout Les Dents de la mer est
tout de même supérieur au bouquin original), je voudrais quand même rappeler
que la lecture d'un livre est souvent plus porteuse d'émotions que le simple
visionnage d'une adaptation, fût-elle fidèle. Tout simplement parce que les
deux médias sont de natures tout à fait différentes, et qu'adapter « fidèlement »
un livre en film revient à essayer de donner un goût de fraise à l'emballage d'un bonbon. C'est très difficile et ça ne sert à rien. La magie du livre n'a rien à voir avec celle
du cinéma, c'est pourquoi il faut être très talentueux et un brin inconscient
pour tenter une adaptation.
Du talent, Stephen
Norrington n'en manque pas (Blade est finalement plutôt un bon film, oui), mais il
partait quand même ici avec un handicap de poids : il s'attaquait à du Alan
Moore. Oui, Alan Moore est grand, Alan Moore est LE scénariste de bande dessinée,
Alan Moore est Dieu et je bénis son nom, je brûle des cierges devant des
poupées hirsutes à son effigie, je sacrifie des petits enfants baptistes à
chaque énoncé de son noble patronyme. Loué soit Alan le Grand.
Et, pour ceux qui
n'auraient pas bien imprimé, Alan Moore a écrit La Ligue des gentlemen
extraordinaires*, BD culte dessinée par Kevin O'Neill, dont le thème est si
génial que toute adaptation était éminemment casse-gueule. Le principe est
simple : imaginez que les personnages de romans du xixe siècle aient vraiment existé. Imaginez que
Sherlock Holmes, le docteur Jekill, Dracula, Nana... que sais-je encore, aient
tous réellement vécu et se soient croisés à certaines occasions. L'idée n'est
pas si originale que ça, c'est le principe de base du cross-over déjà utilisé
dans la littérature (lisez donc Arsène Lupin contre Herlock Sholmes, de
Maurice Leblanc) et plus particulièrement dans le courant Wold Newton, et de
même le principe a été vu cent mille fois dans les comics américains, où les
héros ne cessent de se croiser.
Le génie de Moore a
été de remonter à la base du mythe du héros, qui pour lui se situe dans cette
littérature du xixe où
apparaissent les personnages hauts en couleur de détectives (Dupin, Holmes...),
les dérives de la science (Jekill et Hyde, l'homme invisible...), les
aventuriers fanatiques (Nemo...), autant de modèles que l'on retrouve dans les
comics de super-héros. La BD originale met donc en scène des personnages tels
qu’Allan Quatermain, le capitaine Nemo, Henry Jekill et bien d'autres, tous réunis
par un énigmatique monsieur M pour « sauver
l'Empire britannique à l'aube du xxe
siècle ».
La BD est truffée
de référence aux grands classiques de la littérature (presque une par case) et
un scénario malin parvient même à nous tenir en haleine. Par contre, l'adapter
tel quel aurait été particulièrement risqué (et dangereux pour les relations
diplomatiques avec la Chine**), Norrington a donc pris le parti de modifier
entièrement le scénario (en conservant un certain nombre de détails
intéressants), et a réussi un joli tour de force : l'intrigue globale du film,
quoique différente, vaut finalement celle de la BD (si !).
C'est après que ça
déconne. Dès le casting. Dans la BD, c'est Mina Murray qui dirige la Ligue.
Quatermain est un loser pathétique, un aventurier sur le retour perclus de
défauts et ancré dans le siècle passé. Et dans le film, c'est Sean Connery qui
joue Quatermain. Comment fait-on jouer un loser à Sean Connery ? Ben on peut pas, donc on le met à la tête du groupe.
Les autres acteurs, dans l'ombre d'un ex-James Bond cabotin à souhait, essaient
de jouer à niveau, c'est à dire de tout surjouer (ce qui aurait pu être défendable
au vu des dialogues de la BD, mais qui sombre ici dans le ridicule tant les
répliques du film sont plates et sans imagination).
Quelques
personnages ont été ajoutés***, d’autres profondément modifiés, mais parfois,
bizarrement, de manière intéressante. Ainsi Moore avait-il transformé Jekill et
Hyde en une sorte de Hulk : dans la BD, il se transforme quand il est en
colère. Le film revient aux sources du roman, et Jekill se transforme à la
demande, grâce à un potion, ce que je trouve personnellement plus intéressant.
Tout ça ne sauve pas le film, qui cinématographiquement parlant reste une bonne bouse. Pourtant, il
ne mérite peut-être pas la volée de bois vert qu'il a reçu de la critique.
Après tout, Norrington a réussi à conserver un des intérêts de la BD, même en
s'étant fait virer de la réalisation par Connery avant la fin du film et en
ayant surmonté les inondations de Prague et donc du plateau où se situait le
tournage. Vu les conditions et le pari de base, il ne s'en sort finalement pas si mal.
The League of Extraordinary Gentlemen, Stephen Norrington, 2003
*
Depuis l’écriture de cette chronique, beaucoup de ses autres œuvres ont été
adaptées au cinéma, de façon parfois anecdotique (From Hell, réduit à un polar sans intérêt, Watchmen, étonnamment réussi, V
pour Vendetta, qui a un peu calmé son monde et créé un mème récurrent d’Internet…).
**
Je ne vais pas vous spoiler l’intrigue, de toute façon il faut lire La Ligue… D’autant que depuis la sortie
du film, il y a eu deux autres volumes édités, qui ont largement étendu l’univers
de la série (incluant tous les
personnages de tous les romans de toute l’histoire du monde entier !). Je ne sais pas si je
vous ai dit que j’étais fan de cette série ?
***
Notamment Dorian Grey, assez ridicule, et Tom Sawyer. Et pourquoi Tom Sawyer ?
Ben, c’est l’Amérique. Le symbole de la liberté !
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